Vingt-six kilomètres de long pour 19 de large, villages vidés et églises rasées, le polygone de Yavoriv, dans l’ouest de l’Ukraine, est un des lieux les plus secrets du pays, de ceux qui cristallisent un grand nombre de fantasmes. Et pour cause, depuis 2015, c’est dans cette ancienne base de l’Armée rouge durant la Guerre froide que sont autorisés à opérer des soldats américains, sur des terres que Moscou considère comme sa zone d’influence géopolitique.
Au cœur de l’hiver, les cailloux crissent sous les rangers et des dizaines de soldats s’engagent dans la futaie. «La première équipe, ici, en ligne! La deuxième, là, plus loin… Les traducteurs, on y va!» Les langues s’entremêlent, ukrainien et anglais. On échange les dernières instructions. La cible ennemie est derrière les arbres. «Le chef de peloton, près de moi», rabroue le sergent-chef Jeff Leggett. «Allez, maintenant, assaut, à l’objectif!»
Tout le monde est là pour apprendre. Demain, on va refaire les mêmes exercices, deux fois, trois fois, en conditions réelles
Les mitrailleuses crépitent et, au bout de quelques minutes, l’adversaire est neutralisé. Le peloton ukrainien du sergent-chef Jeff Leggett, de la 45e brigade d’infanterie de la garde nationale de l’Oklahoma, prend possession d’un reste de maison rappelant étrangement le Donbass. Sauf que le vrai front est à plus de 1000 kilomètres, la frontière polonaise à moins de quinze, et que, ce matin, les balles sont tirées à blanc.
«Si un de vos gars fait une erreur, vous devez faire avec, insiste le sergent-chef Leggett, à l’heure du débriefing. Même s’il est là depuis quelques jours. Tout le monde est là pour apprendre. Demain, on va refaire les mêmes exercices, deux fois, trois fois, en conditions réelles.» Repos. Une fois juchés sur le dos des blindés d’infanterie qui vrombissent, les soldats ukrainiens, en roue libre, vident leurs chargeurs en l’air.
«Dix fois que je leur répète que les munitions, ça s’économise», rigole Jeff Leggett, en repartant avec ses collègues instructeurs vers le Centre international de maintien de la paix et de sécurité, la seule base militaire du pays ouverte aux troupes de l’OTAN, lors des opérations militaires annuelles Rapid Trident mais aussi toute l’année dans le cadre d’une coopération destinée à remodeler l’encadrement de l’armée de Kiev.
Présence permanente de soldats américains et canadiens
A Yavoriv, on ne fait pas la guerre, mais on forme à mieux la faire. Or, la guerre, beaucoup de soldats participants l’ont déjà connue dans le Donbass, comme Serhiy, 25 ans, de la 72e brigade mécanisée, qui a participé à la sanglante et décisive bataille de Debaltseve en 2015. «Il n’est jamais trop tard pour apprendre, on a un long chemin devant nous avant d’être au niveau des Américains, explique-t-il. Mais surtout, on a absolument besoin de nouveaux officiers.»
En trois ans la «ville-centre» de la base est devenue le cantonnement permanent d’environ 200 soldats américains et de 250 Canadiens qui disposent chacun de leur quartier, de leur mess, de leur salle de sport, de leurs lieux de vie. Ces derniers mois, des Lituaniens ont également répondu présent. Parfois, des militaires délégués des académies de Sandhurst (Grande-Bretagne) viennent prendre le pouls des forces ukrainiennes.
«En 2015, les Ukrainiens ont demandé une assistance et les Canadiens sont les premiers à leur avoir dit oui, indique le Major Jeff Day, commandant adjoint de la 2e brigade mécanisée canadienne, assis au bar des soldats à la feuille d’érable. C’est la cinquième rotation, un millier de soldats canadiens sont déjà venus. Nous avons été chargés de développer un programme d’entraînement des sous-officiers.»
L’Ukraine fait face à un nouveau type de guerre hybride, nous leur apportons notre expérience de l’Afghanistan
La palette du programme canadien «UNIFIER» est large: entraînement tactique, artillerie, manœuvres avec blindés, formation à la police militaire, logistique, entraînement médical… «L’Ukraine fait face à un nouveau type de guerre hybride, nous leur apportons notre expérience de l’Afghanistan», poursuit le gradé canadien, alors que ses instructeurs sont sur le point d’accompagner 73 soldats ukrainiens sur un champ de tir.
Sept Canadiens prennent à part sept instructeurs ukrainiens, dont deux vétérans de la guerre d’Afghanistan. L’après-midi est réservée à la tactique en petites unités et au tir, AK-47 et mitrailleuse kalachnikov PKM. «La plupart de nos élèves ont déjà de l’expérience. Ce sont des soldats professionnels, compétents et réceptifs. Ils en veulent beaucoup car certains ont vu leurs camarades mourir», confie le sergent canadien Raul Zahara.
«Le problème majeur, ce sont les sous-officiers opérationnels, éclaire Raul Zahara. La tradition russe, c’est un corps pléthorique d’officiers prenant les décisions au sommet, tandis qu’au Canada, nous apprécions l’initiative individuelle. Les Ukrainiens doivent absolument créer un véritable corps de sergents compétents. Pour l’instant, ils ne sont pas prêts à rejoindre l’OTAN, pas dans les dix ou quinze ans à venir.»
Une nouvelle colonne vertébrale
A l’arrière d’un pick-up qui sillonne entre les casemates, le lieutenant Vitaly Ilyk, qui a servi de long mois dans la 36e brigade d’infanterie marine, troupe d’élite qui tient le front de Marioupol, s’enthousiasme pour ces sessions de formation. «C’est passionnant d’observer comment les Américains se subordonnent, explique-t-il. L’Armée rouge n’avait pas de grades intermédiaires et ça a entraîné alcoolisme et débilité dans les rangs. Aujourd’hui, on veut changer le modèle.»
Faute de pouvoir battre la Russie sur les terres du Donbass, l’armée ukrainienne se crée une nouvelle colonne vertébrale. «Il y a quinze ans, notre armée formait moins de 1000 cadets par an, désormais nous en formons entre 3000 et 4000, constate le colonel Anton Mironovych. On veut des gars physiquement capables, mais surtout des têtes bien faites, un peu comme les Français peuvent en former dans une académie comme Saint-Cyr.»
Un terrain inflammable
Depuis 2015, ce sont 6000 soldats et cadets qui ont été formés par les Américains, qui savent pertinemment qu’ils marchent sur un terrain inflammable. Dans son bureau, la capitaine Kayla Christopher, officier de liaison de l’armée américaine, prépare l’arrivée de la relève new-yorkaise. «Notre engagement n’est absolument pas lié au conflit avec la Russie, insiste-t-elle, nous souhaitons soutenir l’Ukraine dans ses efforts d’interopérabilité avec l’OTAN.»
La jeune femme reconnaît que l’US Army bénéficie grandement de l’expérience des Ukrainiens en matière de combat avec les forces hybrides russes dans le Donbass, mais elle se borne à observer leurs progrès. «Je vois une amélioration radicale de leur niveau, leurs instructeurs et leurs sous-officiers sont plus sérieux, estime-t-elle. C’est remarquable qu’ils fassent ces réformes, alors qu’ils se battent dans une vraie guerre.»